Est-ce grâce au film «Tirailleurs» que les vétérans étrangers ont été autorisés à toucher le minimum vieillesse même hors de France ?

Tirailleurs de Mathieu Vadepied avec Omar Sy
Tirailleurs de Mathieu Vadepied avec Omar Sy

Au moment de la sortie d’«Indigènes» en 2006, le gouvernement de l’époque avait déjà mis fin aux mesures de gel qui bloquaient, à leur niveau de 1959, les pensions des anciens combattants issus des ex-colonies françaises.

par Elsa de La Roche Saint-André  publié le 21 janvier 2023 à 11h09

Question posée par Renaud le 16 janvier 2022

Mercredi 4 janvier sortait en salles le film Tirailleurs, avec Omar Sy, qui raconte l’histoire des tirailleurs sénégalais pendant la Première Guerre mondiale. Le même jour, les médias faisaient état d’une décision gouvernementale devant permettre à ces anciens combattants de rentrer dans leur pays d’origine tout en continuant à percevoir leur minimum vieillesse. Jusque-là, le versement de cette allocation était conditionné au fait de résider au moins six mois en France.

D’après les informations rapportées par France Info, puis l’Agence France-Presse (AFP), une vingtaine de vétérans, la plupart nés au Sénégal, pourraient bénéficier de cette mesure. «Un certain nombre de personnes ont émis le souhait de repartir dans leur pays d’origine pour finir leurs jours auprès de leur famille. Nous avons cherché à savoir combien de personnes cela concernait», a indiqué le ministère à l’AFP. Les caisses d’allocations familiales et le secrétariat d’Etat aux Anciens combattants ont ainsi recensé 22 cas d’anciens tirailleurs touchant le minimum vieillesse. Tous se sont battus sous le drapeau français au sein du corps des tirailleurs sénégalais, créé sous le Second Empire au Sénégal (d’où son nom), et dissous au début des années 60, qui rassemblait des militaires nés dans les anciennes colonies françaises en Afrique.

Dans sa réponse à l’AFP, le ministère des Solidarités annonçait la signature prochaine d’un courrier autorisant, par dérogation, cette poignée d’individus à conserver leur allocation en vivant hors de France. Contacté par CheckNews, le cabinet de Jean-Christophe Combe, ministre des Solidarités, explique que celui-ci a bien signé le courrier en question, mais qu’il «doit également l’être par le ministre du Travail et de l’Agriculture». «Il est à leur signature en ce moment même», ajoute-t-il, et «le courrier sera ensuite adressé aux caisses d’ici la fin du mois pour une mise en place effective en février». Dans le texte, ce courrier «tend à rappeler aux caisses la décision d’une tolérance accordée sur le versement des prestations minimum vieillesse» uniquement pour les 22 personnes identifiées comme tirailleurs sénégalais «et qui pourraient avoir le souhait de retourner vivre auprès de leurs proches dans leur pays d’origine».

Un souhait émis depuis trois ans

Sur les réseaux sociaux, beaucoup ont vu dans ce geste du pur opportunisme politique ou se sont désolés qu’il faille l’émotion suscitée par un film pour avancer sur ces sujets. Le journaliste Boris Thiolay a ainsi dénoncé, dans un tweet, un «calcul cynique».

L’idée d’un lien entre la sortie du film et la décision est notamment soutenue par Aïssata Seck, qui préside l’Association pour la mémoire et l’histoire des tirailleurs sénégalais à côté de ses fonctions de conseillère régionale d’Ile-de-France. Dans une interview accordée à RFI le 4 janvier, la petite-fille de tirailleur insistait sur un «combat mené depuis de nombreuses années» : «Ça faisait trois ans qu’on avait émis le souhait [que les anciens tirailleurs sénégalais] puissent rentrer chez eux tout en continuant à percevoir leur allocation minimum vieillesse.» Auprès de CheckNews, l’élue francilienne affirme : «Il est évident qu’un film comme celui-ci aide et pousse nos actions militantes comme les nôtres.» Aïssata Seck assure ainsi que «les membres du gouvernement avaient en tête la sortie du film, et le fait que cette sortie allait mettre en lumière» les difficultés rencontrées par ces anciens soldats. Le film a été présenté en mai 2022, en ouverture de la section «Un certain regard» du Festival de Cannes, et sa date de sortie était alors connue.

L’élue dresse cette chronologie : mi-septembre se tient une première réunion avec les conseillers du président Emmanuel Macron, lors de laquelle elle insiste sur la situation des anciens tirailleurs. Puis, «de ce rendez-vous-là à décembre, ils ont travaillé avec le ministère des Solidarités et le secrétariat d’Etat aux Anciens combattants, notamment pour faire le recensement» des individus concernés. Aïssata Seck confie avoir appris «début octobre que cette mesure allait tomber» et ajoute : «Ils auraient pu communiquer avant la sortie du film, mais ils ont choisi leur calendrier.»

«Le nouveau cabinet s’est emparé du sujet»

Pascal Blanchard, historien et directeur du groupe de recherche Achac (un collectif de chercheurs étudiant plusieurs champs liés à la question coloniale et postcoloniale), est moins affirmatif sur le lien entre le film et la mesure, mais décrit un calendrier similaire à celui évoquée par Aïssata Seck. L’origine de la décision remonte selon lui au «changement de gouvernement», intervenu à l’été 2022. L’historien, qui épingle «l’inaction de l’ancienne ministre chargée du dossier, Geneviève Darrieussecq», assure qu’après le remaniement de juillet 2022«le nouveau cabinet s’est emparé du sujet».

Comme Aïssata Seck, Pascal Blanchard explique que l’Achac «était au courant que le nouveau gouvernement traitait ce dossier». Celui-ci, qui aurait pris du temps : «Pendant six mois, il a fallu consulter les administrations, les caisses d’allocations, voir comment obtenir des dérogations.» Concernant la date de l’annonce, Pascal Blanchard note qu’il y a une forme de «concours de circonstances», étant donné que les mesures touchant aux finances de l’Etat «tombent généralement en début d’année, donc c’est arrivé en même temps que la sortie du film». Le spécialiste des questions postcoloniales souligne toutefois que «le gouvernement a eu l’intelligence politique de l’annoncer».

Du côté du gouvernement, on explique que «la sortie de ce film et sa promotion ont pu amener à un peu plus de revendications de la part des associations, qui présentent le problème aux pouvoirs publics depuis des années, en raison de la lumière qui était apporté par le long métrage», tout en affirmant que l’exécutif avait déjà auparavant eu «connaissance de la situation» et s’attelait à «trouver les bonnes modalités pratiques pour mettre en place une telle dérogation». Le cabinet du ministre des Solidarités explique que «les associations d’anciens combattants tirailleurs sénégalais, appuyées par des élus locaux, ont échangé depuis de nombreux mois avec les pouvoirs publics sur cette revendication».

En résumé, rien ne permet formellement d’affirmer un lien entre le film et la mesure, même si les sources concordantes indiquent que le dossier a commencé à être traité à partir du deuxième semestre 2022, à un moment où le film avait déjà été présenté à Cannes, et quand sa date de sortie en salles était connue.

«Panique à bord» à l’été 2006

L’impact du cinéma sur les choix politiques est avéré de manière incontestable, notamment, à propos d’un autre film, Indigènes. Réalisé par Rachid Bouchareb et mettant notamment à l’écran Jamel Debbouze, l’œuvre relatait le parcours de combattants maghrébins durant la Seconde Guerre mondiale. Le jour même de sa sortie, en septembre 2006, Jacques Chirac, alors président de la République, avait décidé de «décristalliser» les pensions des anciens combattants coloniaux. Autrement dit, la levée des mesures de gel (de «cristallisation», en jargon administratif), qui bloquaient ces pensions à leur niveau de 1959, alors que celles des anciens combattants français ont continué à être revalorisées, comme l’expliquait alors un article paru dans Libération.

«Pendant l’été 2006, raconte Pascal Blanchard, Chirac prend conscience de l’ampleur du sujet. Fin août, c’est la panique à bord quand l’exécutif apprend que Jamel Debbouze va passer au 20 heures de TF1, évoquer la situation des anciens combattants étrangers et réclamer des choses.» En réaction, «à la fin de l’été, il est demandé à Rachid Bouchareb, le réalisateur, de produire une note pour l’Elysée» dans laquelle «il évoque le problème du gel des pensions». Le contexte dans lequel Chirac prend sa décision est celui «d’un film qui provoque chez les politiques la peur de se retrouver désignés comme responsables d’une situation injuste», et donc «d’un gouvernement qui agit sous pression».

Quelques années plus tôt, le téléfilm la Dette, de Fabrice Cazeneuve et avec André Dussollier, avait déjà questionné le sort réservé aux tirailleurs sénégalais… et agité les responsables politiques. La société de production à l’origine du long métrage, Cinétévé, estime auprès de CheckNews qu’après sa diffusion en 2000 sur plusieurs chaînes télévisées, il «a contribué à faire bouger les choses à l’époque». Lionel Jospin avait ainsi envisagé d’aligner les pensions des anciens combattants étrangers sur celles des Français, «avant de renoncer face au coût trop élevé de l’opération».

En amont de la réforme de 2006, les vétérans étrangers enrôlés par l’armée française avaient quand même bénéficié d’avancées mineures, leurs pensions ayant été légèrement revalorisées malgré les mesures de gel alors en vigueur.
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A propos CARMEN FEVILIYE 808 Articles
Juriste d’affaires Ohada / Journaliste-Communicant/ Secrétaire Générale de l'Union de la Presse Francophone - UPF section France