60 ans des indépendances africaines – Frédéric Turpin : « Brazzaville a incarné et symbolisé la légitimité de la France libre, cette France qui n’abdique pas »

Frédéric Turpin - univ-smb.fr
Frédéric Turpin- univ-smb.fr

 Frédéric Turpin, membre du conseil scientifique de la fondation Charles de Gaulle, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Savoie Mont Blanc, en France, a accepté de répondre à nos questions sur l’influence de Charles de Gaulle et de Brazzaville (Congo), capitale de la France libre. Une interview qui introduit le dossier de notre Rédaction consacré aux indépendances africaines, à défaut du sommet Afrique-France de juin à Bordeaux, annulé pour cause de crise sanitaire.

 Propos recueillis par Carmen Féviliyé / @FeeFeviliye

AAFC : De Gaulle résistant, De Gaulle président : deux statuts pour un homme qui a marqué l’histoire de France et incidemment celle de ses anciennes colonies. Où se situe le lien ?

Frédéric Turpin : Le lien, c’est l’unité d’un homme. Charles de Gaulle a nourri sa vie durant « une certaine idée de la France », à la fois intellectuelle, spirituelle et charnelle comme il l’explique dans la première page de ses Mémoires de guerre. Cette vision d’une France éternelle et syncrétique – qui embrasse aussi bien la Royauté, l’Empire que la République – est portée par un ardent patriotisme qui, en 1940, refuse la défaite et l’abaissement de la France (résistance). A partir de 1958 et son retour au pouvoir – il fonde la Ve République -, c’est cette même vision de la France, mue par un ardent patriotisme, qui l’engage à en faire une grande puissance respectée et pacifique. Pour bien saisir l’homme, il faut garder à l’esprit qu’il avait une prédilection pour le XVIIe siècle, y compris du point de vue littéraire, le « Grand siècle » de Richelieu et Louis XIV.  

La résidence du général de Gaulle à Brazzaville, actuel Congo, Revue des troupes coloniales, 1er août 1946 - source : RetroNews-BnF
La résidence du général de Gaulle à Brazzaville, actuel Congo, Revue des troupes coloniales, 1er août 1946 – source : RetroNews-BnF

Brazzaville, alors capitale de l’Afrique équatoriale française (AEF), a joué un rôle déterminant dans l’histoire de France : l’Histoire démontre que la France libre a commencé à Brazzaville et Charles de Gaulle est notamment appelé « l’homme de Brazzaville » … 

Si Brazzaville fut, de 1940 à 1943, la capitale de la France libre, ce fut d’abord un choix par défaut. Les principaux territoires coloniaux français se sont rangés du côté du gouvernement de Vichy. Seuls les territoires de l’AEF, avec leur capitale administrative Brazzaville (ainsi que quelques îles du Pacifique), a rallié la France libre au cours de l’été 1940. L’AEF était alors considérée comme la « Cendrillon de l’empire » français. Or Charles de Gaulle avait tout fait en juin et juillet pour rallier l’Afrique du Nord ou encore l’AOF. En vain. Brazzaville est donc devenue pour la postérité la capitale de la France libre car elle a incarné et symbolisé  la légitimité de la France libre, cette France qui n’abdique pas, qui continue, coûte que coûte, le combat.

L’AEF était alors considérée comme la « Cendrillon de l’empire » français.

Charles de Gaulle a notamment marqué l’histoire de la France et de ses anciens territoires en 1944 et 1958. Quelle influence du résistant et du président ? Quel a été son rôle dans les indépendances des Etats africains ?

Le rôle de Charles de Gaulle a été essentiel bien qu’il n’a pas été le seul acteur de la décolonisation française. De Gaulle n’a pas décolonisé tout seul. Ce fut un long processus, une longue et difficile maturation pour les élites françaises, qui a couru, depuis la Libération en 1944-1945 à la Ve République, en passant par la IVe République (De Gaulle n’est pas au pouvoir au cours de cette période). Mais le général a influencé fortement ce processus par ses conceptions ultramarines favorables à l’association (conférence de Brazzaville de 1944) et ensuite comme chef de l’exécutif de la Ve République qui a tranché en faveur des indépendances.

Quel lien entre l’avènement de la Ve République française et la décolonisation?

Il n’y a pas de lien direct initialement. De Gaulle a été, pour partie, porté au pouvoir par les tenants de l’Algérie française à la suite de la crise du 13 mai 1958 qui a emporté la IVe République. Le lien s’établit de fait avec l’échec rapide de la communauté franco-africaine qui était un des grands projets porté par le général de Gaulle au début de la Ve République. Les anciens territoires d’outre-mer africains devenaient des Etats disposant de l’autonomie interne au sein d’une communauté dirigée par la France. Pour le premier président de la Ve République, ce système devait aboutir à terme aux indépendances africaines dans un délai qu’il estimait à une vingtaine d’années. Le refus de la Guinée de Sékou Touré d’entrer dans la Communauté en 1958, le contexte international très anti-colonial et, bien sûr, la volonté des élites africaines de prendre en mains toutes les responsabilités de leurs Etats, ont rapidement signé la fin de ce système. Il n’a finalement duré que le temps de sa mise en place : une petite année.

Charles de Gaulle, président du Conseil de la IVe république, lors de son voyage en Afrique en août 1958. Rue des Archives/©Rue des Archives/RDA
Charles de Gaulle, président du Conseil de la IVe république, lors de son voyage en Afrique en août 1958. Rue des Archives/©Rue des Archives/RDA

Brazzaville a-t-elle joué un rôle dans la quête de souveraineté des africains ?

On parle souvent du « mythe de Brazzaville » pour désigner la conférence de Brazzaville qui aurait en 1944 constitué le premier pas vers les indépendances. L’image est largement fausse puisqu’il s’agissait d’une conférence des gouverneurs coloniaux visant à réformer les modalités de la gouvernance coloniale. Le vrai « mythe de Brazzaville », s’il doit y en avoir un, est en réalité le discours du général de Gaulle du 24 août 1958 au cours duquel, en pleine tournée de promotion de la nouvelle constitution et de son titre XII « De la Communauté », il donne clairement le choix entre le « oui » à la France et à la Communauté ou le « non » et l’indépendance immédiate, sans l’aide de la France. Ce discours est fondateur car il ouvre la voie pacifique aux indépendances africaines alors même que De Gaulle souhaitait une Communauté pour au moins 20 ans.

Le refus de la Guinée de Sékou Touré d’entrer dans la Communauté en 1958, le contexte international très anticolonial et la volonté des élites africaines de prendre en mains toutes les responsabilités de leurs Etats, ont rapidement signé la fin du système colonial.

Doit-on pointer le rejet du « code de l’indigénat » et de ses discriminations, le non-respect des réformes annoncées et l’absence de contrepartie à l’effort de guerre des « indigènes » pour la libération de la France ?

Tous ces éléments jouent dans le sentiment d’injustice face au processus historique de colonisation et à ses profondes inégalités. Les élites africaines formées à la française veulent appliquer les principes enseignés par la France de 1789, à commencer par la liberté et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Le contexte international est en outre très défavorable aux puissances coloniales.

Félix Eboué - Fondation Charles de Gaulle
Félix Eboué – Fondation Charles de Gaulle

Quel rôle a joué Félix Eboué, gouverneur du Tchad et gouverneur général de l’AEF auprès de Charles de Gaulle ?

Le gouverneur général Félix Eboué, avec Henri Laurentie, qui fut en 1945 directeur des affaires politiques du ministère des Colonies, a joué un rôle essentiel dans le murissement des conceptions ultramarines du Général, en particulier en lui faisant adopter la philosophie de l’association qui reconnaît aux peuples d’outre-mer une existence propre.

Félix Eboué et Charles de Gaulle / https://static.mediapart.fr/etmagine/default/files/2020/05/17/felix-eboue-bordeaux.jpg blogs.mediapart.fr
Félix Eboué et Charles de Gaulle / https://static.mediapart.fr/etmagine/default/files/2020/05/17/felix-eboue-bordeaux.jpg blogs.mediapart.fr

Elle ouvre la porte à des évolutions statutaires qui ne sont plus que le simple décalque des institutions métropolitaines. C’est fondamental dans le processus de la décolonisation française par la suite.

Souveraineté donnée ou souveraineté arrachée ? Quel est votre avis ?

C’est un débat qui posé ainsi est plus politique, voire polémique qu’historique. Pour l’historien, c’est un peu des deux. Pour parler un langage familier, « il n’y a pas de cocu dans l’affaire ». Le Général avait bien conscience que, s’il voulait que la France retrouve une place de premier plan sur la scène internationale, elle ne pouvait plus demeurer une puissance coloniale. L’échec de son grand dessein de Communauté a marqué l’ultime borne de son évolution en faveur des indépendances. De leur côté, les élites africaines se sentaient prêtes à assumer les dures réalités de la direction d’un Etat moderne.

Les élites africaines formées à la française veulent appliquer les principes enseignés par la France de 1789, à commencer par la liberté et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.

Elles ont donc demandé à sortir de la Communauté pour que leurs Etats puissent devenir pleinement indépendants, tout en conservant de bonnes relations avec la France. De Gaulle a accepté faute d’autre véritable alternative. C’est donc de cette rencontre d’objectifs initialement différents qu’est née une décolonisation pacifique et finalement mutuellement acceptée.

Paradoxalement nombreux sont vos compatriotes français qui méconnaissent le rôle et même l’existence de cette ville historique, qu’est Brazzaville. Comment expliquez-vous cela ?

Cela s’explique par un tropisme très européen qui voit surtout Londres comme le siège de la France libre (Carlton Gardens, la BBC, les actions clandestines en France occupée, etc.). Mais c’est aussi une question de générations. Dans les années 1950 et encore dans les années 1960, Brazzaville est beaucoup plus présente dans l’histoire de France. D’abord parce que les héros de la France libre sont encore en vie et ensuite parce que, jusqu’au début des années 1960, la France se conçoit et est enseigné aux jeunes français comme une puissance mondiale grâce à son empire.

Contrairement à l’appel historique de Londres, les interventions de Charles de Gaulle depuis radio-Brazzaville sont occultées. N’est-ce-pas faire entorse au devoir de mémoire ? Quel est votre avis d’historien ?

18 juin 1943 : De Gaulle inaugure le nouvel émetteur de Radio-Brazzaville
18 juin 1943 : De Gaulle inaugure le nouvel émetteur de Radio-Brazzaville

Cette moindre place de la France libre en terre africaine, à Brazzaville tout particulièrement, tient probablement au fait que la célébration de la France libre doit demeurer en dehors de toute tâche mémorielle liée à la colonisation. Ce qui est bien évidemment une ineptie car la France était alors un empire avec ses territoires coloniaux. Il faut aussi garder à l’esprit que si Brazzaville fut d’une importance symbolique certaine (légitimité de la France libre) et que l’apport matériel des territoires coloniaux ralliés à la France libre fut important, c’est bien l’allié britannique qui a permis à la France libre d’être et de jouer, dans les faits et pour l’Histoire, le rôle qui fut le sien.

Comment percevez-vous aujourdhui les relations entre la France et ses anciennes colonies ? L’effort de guerre sur le plan humain et économique longtemps réclamé a-t-il été reconnu par la France ?

Cet effort de guerre a d’abord été magnifié par la propagande du gouvernement français qui entendait par là marquer l’attachement des populations ultramarines à la Mère-Patrie, y compris dans les temps difficiles. Avec les décolonisations, le thème s’est estompé, d’autant plus que la cristallisation des pensions des anciens combattants africains, à partir de 1960, a démenti cette reconnaissance. Il a fallu attendre plusieurs décennies pour que le gouvernement français réaffirme dans les faits et dans les symboles, à commencer par les célébrations aux morts et anciens combattants, sa reconnaissance aux Africains.

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A propos CARMEN FEVILIYE 808 Articles
Juriste d’affaires Ohada / Journaliste-Communicant/ Secrétaire Générale de l'Union de la Presse Francophone - UPF section France