Cameroun / Jean-Marie Teno : « Georges Floyd serait le peuple camerounais, congolais, gabonais et centrafricain. Nos dirigeants, le genou de ce policier Blanc »

L’artiste Camerounais aux multiples récompenses a accepté de se confier à AAFC  pour évoquer son oeuvre et quelques sujets brûlants de l’actualité. Un langage franc qui ne laisse indifférent.

Propos recueillis par Carmen FEVILIYE / @FeeFeviliye

AAFC : Jean-Marie Téno, vous êtes cinéaste et documentariste et vous vous êtes imposé dans le secteur en Afrique subsaharienne par la richesse et la profondeur de l’ensemble de votre œuvre. Vous êtes autodidacte. Comment en êtes-vous arrivé là et pourquoi ce moyen d’expression ?

 Une Feuille dans le vent de Jean-Marie Teno aux RIDM @ Touki Montréal
Une Feuille dans le vent de Jean-Marie Teno aux RIDM @ Touki Montréal

Jean-Marie Teno : Je suis cinéaste documentariste qui n’est passé par aucune école officielle de cinéma, type Idhec ou Femis en France, mais qui a appris en regardant énormément de films, en assistant à de nombreuses conférences et en pratiquant. J’ai acheté ma première camera 16 mm en 1983 et j’ai filmé Paris.

J’étais à la recherche d’images de Noirs dans l’espace public. À l’époque, je travaillais à la Télévision française, FR3 où j’ai bénéficié des services du laboratoire et des tables de montage de la station pour regarder mes images en dehors de mes heures de service. Et puis la technologie s’est transformée pour aller de plus en plus vers le numérique et mon apprentissage s’est poursuivi et continue jusqu’à présent. Je dois quand même dire que dans le cadre de la promotion interne dans l’entreprise FR3, j’ai bénéficié d’une formation de chef monteur pendant un an. Une formation iconoclaste, mais très efficace à mon avis.

Je ne pense pas faire des films pour être compris, mais pour apporter des outils à la compréhension de la complexité des situations que la vie nous impose sur le continent

Le choix du cinéma comme moyen d’expression m’est venu naturellement à cette époque-là, au contact de la génération des pionniers du cinéma en Afrique, comme Sembene Ousmane, Med Hondo, Djibril Diop Mambety, Sarah Maldoror, Souleymane Cisse, pour ne citer que quelques-uns. En plus du travail de ces artistes, j’admirais leur engagement et la passion qu’ils mettaient à parler du continent.

 Le Cinéma de (The Films of) Jean-Marie Teno - Home | Facebook
Le Cinéma de (The Films of) Jean-Marie Teno – Home | Facebook

En venant au cinéma, j’avais aussi le souci de représenter le continent et de mettre en avant un certain nombre de dysfonctionnements dans nos sociétés africaines avec l’espoir que ceux qui ont la charge des affaires dans nos pays se serviraient de ce travail pour engager le nécessaire travail de construction dans nos pays. Ce qui, hélas, n’a jamais été le cas, car nous étions et sommes toujours gouvernés par des jouisseurs égoïstes et inconséquents.

Depuis 1983, vous n’avez cessé, à travers vos films et la plupart de vos documentaires, de dénoncer injustices et abus de pouvoir, de rétablir quelques vérités sur l’Afrique. Pensez-vous, en 2020, avoir été compris et entendu ?

Je ne pense pas faire des films pour être compris, mais pour apporter des outils à la compréhension de la complexité des situations que la vie nous impose sur le continent. En mettant bout à bout mes films, on assiste à une sorte de descente continuelle aux enfers dans l’espace public au Cameroun. Contrairement aux autres pays où l’on voit l’environnement s’assainir et devenir plus vivable, en Afrique centrale et au Cameroun en particulier, c’est de mal en pis. On assiste à une dégradation continuelle qui entraîne des comportements inacceptables “d’ensauvagement”, et ça c’est juste terrible !

Que pensez-vous du déferlement de la vague « Black lives matter » dans le monde et spécifiquement en Afrique ? Etait-ce prévisible selon vous ?

BLM existe depuis un moment, 7 ans précisément et leur combat a toujours été la lutte contre les meurtres d’hommes et de femmes Noirs entre les mains de la police américaine. Le meurtre de Georges Floyd, sa longue agonie, l’indifférence et l’arrogance de son meurtrier Blanc ont suscité une prise de conscience de ce que j’appelle la sauvagerie ‘‘blanche’’. Une sauvagerie qu’ils ont bien maquillée en modernité et qui dure depuis la mise en esclavage des Noirs à nos jours en passant par la colonisation. Il s’agit d’un même mal qu’il faut amener les ‘‘Blancs’’ à voir, à accepter de soigner.

La question des injustices vous tient à cœur à en voir vos films…

Oui évidement.

 Films of Jean-Marie Teno | Begin This Journey With Me @ www.jmteno.tv
Films of Jean-Marie Teno | Begin This Journey With Me @ www.jmteno.tv

Selon vous, y’aurait-t-il un avant et un après Georges Floyd ? Comment voyez-vous l’après ?

Je l’espère. Et l’après, je n’en sais rien. Il y a eu d’autres meurtres depuis et il n’y a pas toujours des caméras pour les filmer.

Est-ce un événement qui vous inspire ?

La barbarie et la sauvagerie ne m’inspirent pas. Elles me révoltent.

Qui sont les Georges Floyd en Afrique, à l’orée des 60 ans d’indépendance de la majorité des pays francophones ?

  Le Malentendu Colonial de Jean-Marie Teno (2004) @ UniFrance
Le Malentendu Colonial de Jean-Marie Teno (2004) @ UniFrance

On a vu ce qui s’est passé au Rwanda pendant le génocide. Pour beaucoup sur le continent, la réflexion passe toujours par une comparaison entre ce qu’ils vivent et ce qui se passe en Europe ou aux États-Unis. Je ne pense pas que cette vision du monde me concerne.

En tant que décolonisé, je ne recherche aucune référence dans les événements qui se passent dans d’autres cieux. Je réfute le mimétisme colonial. Nous avons nos sauvages, nos barbares qui malheureusement dirigent nos États et font tout pour rester à leurs postes malgré leur incompétence et la faillite dans laquelle ils plongent leurs pays.

8 minutes 46 secondes deviennent 80 ans

Dans cette optique Georges Floyd serait le peuple camerounais, congolais, gabonais et centrafricain. Et nos dirigeants seraient le genou de cet homme Blanc, meurtrier et  cynique comme la France et l’Europe qui clament partout qu’elles nous aident en appuyant de tout son poids sur le cou des peuples Africains. 8 minutes 46 secondes deviennent 80 ans. Mais il est temps que ça cesse.

Jean-Marie Teno | Lieux saints - FILMS - La Boutique Africavivre@ laboutiqueafricavivre.com
Jean-Marie Teno | Lieux saints – FILMS – La Boutique Africavivre@ laboutiqueafricavivre.com

Parlant de vos deux personnages du film Lieux saints présenté au Fespaco 2009, vous avez affirmé : « (…) ces deux personnages vont m’accompagner dans ma réflexion sur mon travail de cinéaste et plus généralement sur le rôle et la place du cinéma dans un continent où le cinéaste africain peine à diffuser ses œuvres. » Quel bilan faites-vous 10 ans après ?

Pour moi, Lieux Saints est une métaphore du cinéma africain :  invisibilité et économie précaire. Jules César, le percussionniste (djembefola) se considère comme le grand frère du cinéma ; Koro Bouba a son petit kiosque dans lequel il montre des dvd d’origine incertaine dans des conditions précaires. Son rêve est de s’acheter un écran géant pour son ciné-club, alors que ça lui coûterait l’équivalent d’un an de recettes. Et enfin Abo, le penseur qui écrit sur les murs des textes parfois profonds,  mais pour les lire, il faudrait se rapprocher du mur. Tous ces personnages et leurs situations constituent une métaphore du métier de cinéaste sur le continent.

Lieux Saints est une métaphore du cinéma africain: invisibilité et économie précaire

Le confinement vous a-t-il ouvert ou fermé l’esprit ? Quels sont vos projets ?

Le confinement m’a permis de me reposer et de méditer sur le sens de la vie. Concernant les projets, j’en ai un certain nombre. Des films en écriture, des films en développement et un grand projet de rétrospective de l’ensemble de mon œuvre qui se fera au moment de la sortie de la version française du livre Reel Resistance,The cinema of Jean-Marie Teno sorti en mars 2020 dans la version anglaise. Pour ceux qui veulent voir mes films et qui ont une bonne connexion Internet, visitez  Jean-Marie Teno/On Demand pages et www.raphiavod.tv

mm
A propos CARMEN FEVILIYE 808 Articles
Juriste d’affaires Ohada / Journaliste-Communicant/ Secrétaire Générale de l'Union de la Presse Francophone - UPF section France