Grégoire Héber-Suffrin : « L’accès au droit est un point clef pour la transparence de l’investissement»

Droit-Afrique est une société d’édition et de conseil juridique et fiscale. Actif depuis 2015, les administrations de 24 pays africains francophones bénéficient des conseils et services de Droit-Afrique pour améliorer leurs capacités institutionnelles, l’accès au droit et faciliter les investissements nationaux et étrangers. Nous avons rencontré à Paris Grégoire Héber-Suffrin,  directeur de Droit-Afrique, l’homme à l’origine de l’idée matérialisée aujourd’hui en une société incontournable dans les milieux d’affaires d’Afrique francophone. Interview AAFC.

 

Propos recueillis par Carmen FEVILIYE

 

AAFC : Pourquoi ce grand intérêt pour l’Afrique ?

Grégoire Heber-Suffrin : Je suis tombé sur l’Afrique par hasard, à l’occasion de mon service militaire que j’ai passé en entreprise comme juriste. A l’époque le cabinet Ernst and Young m’avait proposé de partir au Congo. Le projet était intéressant et je me suis retrouvé là. Et une fois qu’on a mordu à l’Afrique, on n’y lâche plus… Du coup, cela fait 20 ans maintenant que je travaille sur le droit des pays d’Afrique.

Quel a été, au sein du cabinet Ernst Young, le parcours révélateur de Droit-Afrique ?

Chez Ernst and Young au Congo,  notre activité était le conseil juridique et fiscal auprès des investisseurs, auprès des entreprises étrangères qui avaient des contrats ou qui souhaitaient investir au Congo. Il fallait régler tous les problèmes juridiques et fiscaux de ces entreprises. Parmi les problèmes fiscaux, était notamment l’assistance à contrôle fiscal.

Aviez-vous constaté des manquements dans les pays africains francophones pour avoir lancé votre plateforme ?

Après le Congo, je suis rentré à Paris au sein du département Afrique du cabinet Ernst and Young, toujours. Et là j’ai travaillé non plus seulement sur le Congo mais sur toute la zone Afrique francophone. C’est là que j’ai identifié un manquement en matière d’édition. Au début des années 2000, il était difficile de trouver des codes généraux des Impôts à jour des derniers textes disponibles.  Nous n’avions pas d’autres instruments. Et c’était impossible d’en trouver en France.

J’ai identifié un manquement en matière d’édition

Donc, l’idée que j’ai eue a été de lancer une société d’édition juridique spécialisée sur les pays d’Afrique, notamment de publier tous les codes des Impôts, de les actualiser chaque année et les rendre accessibles. C’est une idée qui a mûri aussi sur ce que nous faisions : il fallait récupérer de la documentation.  A l’époque Internet n’étant pas aussi développé que maintenant, il était difficile de trouver des textes à jour. Il y avait des sites qui apparaissaient et qui disparaissaient, de la documentation qu’il fallait récupérer de gauche à droite… L’idée en lançant Droit-Afrique était de centraliser toute cette documentation éparse au sein d’un site unique, qui est  www.droit-afrique.com

 Que propose Droit-Afrique.com ?

Droit-Afrique.com est un site internet qui existe quasiment depuis 15 ans. Il permet d’accéder à un fonds documentaire de plus de 2000 textes de lois, décrets, arrêtés, traités, etc. Nous avons une double activité : une activité d’édition juridique et une activité de conseil juridique. Pour la branche édition, il s’agit de l’édition papier mais également numérique. Nous publions principalement les codes des Impôts, des livres sur le droit Ohada, le droit Douanier, le droit Minier, le droit Pétrolier de tous les pays d’Afrique de la zone francophone. Nous faisons également de l’édition numérique, notamment avec l’éditeur juridique français Lexbase pour développer le site www.lexbase-afrique.fr, sur abonnement payant dans lequel nous avons mis tout notre fonds documentaire qui regroupe aujourd’hui plusieurs milliers de textes.

L’accès au droit est un élément important dans le classement Doing Business de la Banque Mondiale

Nous avons le volet conseil principalement en matière fiscale, avec un réseau de cabinets partenaires en Afrique. Notre offre s’adresse aux gouvernements et non aux entreprises, pour des missions de modernisation de la législation fiscale. Nous sommes également amenés à participer à des missions du FMI ou à répondre à des appels d’offres, de la Banque mondiale et de l’Union européenne pour des projets de légistique, de formation ou des projets numériques.

Des cas concrets avec quelques pays ?

Oui. Par exemple, nous avons aidé le ministère des Finances du Congo pour la refonte du code général des Impôts. Le code général des Impôts de ce pays date de 1963, ce qui est obsolète. Nous essayons donc de mettre en place des mécanismes plus modernes de taxation, de sécurisation des recettes aussi et de régler tout un lot de problèmes qui ont été identifiés, comme généralement ceux relatifs à l’interprétation des textes. Par exemple, l’administration a une idée bien précise d’un texte, mais le contribuable, lui, ne saisit pas l’idée de l’administration et interprète ainsi le texte à sa manière. Il faut donc réussir à confronter ces deux problèmes. Il y’a aussi le souci de la reconnaissance ou non par l’administration de la pratique comptable des entreprises. Nous avons essayé de régler un maximum de situations pour éviter les litiges entre contribuables.

L’idée était de centraliser toute cette documentation éparse au sein d’un site unique

Qui finance ces projets ?

Ce projet au Congo est financé sur fonds propres du ministère congolais et il en va de même en Guinée Equatoriale.  En ce moment je fais partie d’une mission du FMI, un programme sur cinq ans, qui vient régulièrement faire la mise à jour des directives fiscales de la zone Cemac. Nous avons déjà revu les directives en matière de TVA, en matière des droits d’accises et en matière de convention fiscale. Nous travaillons actuellement sur la directive relative à l’impôt sur les sociétés. Encore une fois, c’est essayer de mettre en place les bonnes pratiques et ensuite de les uniformiser dans les pays de la zone Cemac.

Qu’apporte Droit-Afrique dans la problématique de l’accès au droit du public africain ?

Pour la fiscalité, l’objectif est que le Code soit accessible au public. Aujourd’hui, le code des Impôts n’est pas en ligne sur Internet et très peu de pays finalement le publient. Le code change tous les ans et c’est compliqué. Nous avons également développé un programme de numérisation du droit national, notamment au Mali, au Burkina Faso et au Congo. Dans ce dernier pays par exemple, nous avons travaillé avec le Secrétariat Général du Gouvernement (SGG) pour la publication par Internet des journaux officiels à la demande du secrétaire général Benjamin Boumakany. La mission a consisté à développer une solution numérique (www.sgg.cg) permettant d’accéder facilement aux journaux officiels et aux textes qui le composent, mais également de former le personnel du SGG afin qu’il soit autonome dans la gestion du site. Le transfert de savoir est une valeur fondamentale de notre entreprise.

Notre offre s’adresse aux gouvernements et non aux entreprises, pour des missions de modernisation de la législation fiscale

Concernant le Congo et les autres pays de la zone CEMAC, quelles difficultés avez-vous rencontrées ?

Les difficultés sont multiples et dépendent d’un pays à un autre. Au Congo, il existait déjà un site  internet permettant l’accès aux journaux officiels, mais par manque de crédits budgétaires, il n’avait pas pu être maintenu. Les Etats ne se rendent d’ailleurs pas forcément compte de l’intérêt de diffuser gratuitement leur droit. L’accès au droit est pourtant un point clef pour la transparence de l’investissement, élément important dans le classement Doing Business de la Banque Mondiale. Dans d’autres pays, nous avons rencontré des problèmes d’organisation des administrations qui font, qu’on a beau avoir au sein d’une direction générale de bons services, des personnes compétentes et impliquées qui font de beaux projets, mais derrière ces personnes, il n’y a pas forcément de suivi. Nous faisons face également au manque de formation du personnel.

Rencontrez-vous les mêmes difficultés actuellement?

Oui. Par exemple en Afrique de l’Ouest l’AFD mène un projet qui est celui de centraliser toute la formation fiscale et douanière au sein de certains organismes régionaux qui permettrait de faciliter les échanges entre administrations. C’est un beau programme qui, à moyen terme, pourrait voir le jour également en Afrique Centrale.

Aujourd’hui, le code des Impôts n’est pas en ligne sur Internet et très peu de pays finalement le publient

Vous proposez de l’assistance technique aux administrations africaines. Pouvez-vous nous en dire davantage ? Décrivez-nous…

En matière fiscale, concrètement nous avons aidé à rédiger le code des Impôts récemment au Mali, au Burkina Faso et en Mauritanie. Sur les deux derniers qui ont été adoptés et sur lesquels je suis intervenu personnellement, nous travaillons d’abord à auditer la réglementation, à identifier, juste à la lecture des textes, les problèmes qui peuvent être posés. Nous travaillons aussi avec l’administration et les contribuables pour remonter les problèmes qu’ils rencontrent dans l’application des règles. A partir de là, nous faisons un rapport et des propositions qui sont soumises à l’Etat. Ensuite, ils nous font des validations qui nous permettent de rédiger un projet de code qui est validé par l’administration fiscale. Nous, nous avons uniquement un rôle de conseil. Nous ne nous substituons pas au législateur car nous rédigeons un projet de code qui est soumis à la validation du ministre, du conseil des ministres puis du parlement de chaque pays.

A l’heure où l’Afrique s’empare du numérique, comment situez-vous Droit- Afrique face à la concurrence?

Le numérique, c’est très large. Nous ne sommes pas capables de faire bâtir une administration douanière ou fiscale en ligne. C’est de la sécurisation des données et ce n’est pas notre secteur d’activité. Nous pouvons travailler sur tout ce qui est télé-déclaration, bases de données juridiques, etc. Après, la mise en place des mécanismes informatiques, c’est généralement un prestataire spécialisé. Sinon, nous proposons des sites d’accès au droit avec des moteurs de recherche avec un peu d’intelligence artificielle pour des moteurs juridiques. Mais en dehors de cela, nous sommes dans un domaine très spécialisé et nous ne sommes pas très nombreux.

Nous faisons face également au manque de formation du personnel.

Droit-Afrique est un vaste programme. Comment vous organisez-vous et qui sont vos partenaires ?

Nous avons des consultants qui sont indépendants pour la partie conseil et puis des salariés pour la partie édition juridique. Et moi, je suis derrière à superviser. Par contre nous avons un réseau de cabinets partenaires dans quasiment tous les pays, sauf en Centrafrique et au Burundi. Nos cabinets partenaires nous envoient les textes et nous, lorsque nous avons des demandes de renseignements, nous les leur transmettons. C’est un échange de bons procédés. Au Congo, nous travaillons avec le cabinet C2A, avec Ernst & Young en Guinée Equatoriale, avec le cabinet Lefebvre dans les pays du Maghreb…

Votre actualité, quelle est-elle ?

Concernant mon actualité immédiate, en matière fiscale, je vais commencer la refonte du code général des Impôts de la Guinée Equatoriale, en français et en espagnol. C’est un nouveau chalenge ! Je précise que la Guinée Equatoriale est un pays un peu à part dans la CEMAC. C’est un pays hispanophone qui entre dans la communauté sur le tard. Il y’a donc des règles qui ont été très bien transposées mais d’autres sur lesquelles il faut accélérer sur la transposition.

 

 

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A propos CARMEN FEVILIYE 808 Articles
Juriste d’affaires Ohada / Journaliste-Communicant/ Secrétaire Générale de l'Union de la Presse Francophone - UPF section France