70 ans de Présence Africaine – Chronique : Alioune Diop et Présence Africaine dans la révolution noire

Alioune Diop fondateur de Présence Africaine / @Présence Africaine

Au moment où l’on commémore les soixante-dix ans de la maison Présence Africaine, l’on comprend fort bien cette censure de la vanité qui astreint la famille au silence que recommande la morale, certaine pudeur et, jusqu’à même, une certaine  forme de bienséance. Pourtant, serait-il seulement possible de célébrer cette maison d’édition sans rendre hommage à son fondateur, Alioune Diop ? 

Si cet homme préférait réfléchir, agiter des idées, mais agir dans l’ombre plutôt que d’être sous la lumière des feux de la rampe, il n’en fut pas moins, et de très loin, l’élément catalyseur grâce auquel s’opéra, au sortir de la guerre, pour toute la communauté noire, à Paris comme ailleurs dans le monde, cette sorte de révolution copernicienne qui allait changer de fond en comble son noir destin.

Un altruisme tout entier dévoué à la cause des peuples noirs, telle était la grande vertu de Alioune Diop. C’est de sa conversion au catholicisme qu’il tirera sa plus grande force et qui lui valut ensuite de s’ouvrir les portes essentielles des réseaux d’influence du monde occidental. Or, cette conversion d’un musulman à la foi catholique n’était  nullement un vulgaire calcul intéressé, mais une foi profonde, réelle, dans une manière de synthèse œcuménique capable d’élever l’homme vers un humanisme conforme à toutes les doctrines religieuses et susceptible, pour cela, d’aboutir à la fraternisation de tous les hommes.

Son rôle en faveur de la validation de la présence intellectuelle et culturelle de l’Afrique n’a jamais été apprécié à sa juste valeur

Et tandis que la négritude de Césaire, Senghor et Damas et leurs recueils respectifs recevaient un accueil des plus enthousiastes de la part des plus grands noms du monde culturel français, deux hommes ou plutôt deux  intuitions allaient s’entrechoquer pour produire la plus belle déflagration à partir de laquelle, sinon tout le devenir du monde noir, du moins le regard porté sur lui, allait s’en trouver, comme changé à tout jamais. Entre-temps, Alioune Diop, qui était aux avant-postes de ce mouvement de la négritude désormais en marche, venait de créer cette revue (1947) que le mouvement appelait de ses vœux et qui allait jouer un rôle essentiel dans la prise de parole des intellectuels et étudiants noirs, afin de témoigner de cette fameuse présence africaine désormais portée sur les fonts baptismaux d’une pensée en plein essor.

Dans l’ombre des ténors de la Négritude

L’intelligentsia africaine, à Paris, crée alors les conditions d’une sorte d’accélération de l’histoire en faveur du monde noir. Et c’est en véritable homme-orchestre, qu’Alioune Diop, dans l’ombre des ténors de la Négritude, organise et accompagne cette montée en puissance. En 1947, donc : création de la revue Présence Africaine, avec, comme parrains, des noms aussi prestigieux que ceux de Théodore Monod, André Gide, Jean-Paul Sartre, Michel Leiris, Albert Camus et bien d’autres. En 1948, l’un de ces parrains signe la monumentale préface à l’anthologie de Senghor. En 1949, création de la maison d’édition « Présence Africaine » et de la Société africaine de culture (SAC).

Un quart de siècle plus tard, dans son ouvrage-référence – Présence du monde noir, Paris, Robert Laffont, 1975, p. 32 – qui résume à la fois la symbolique du logo et le rôle clé du fondateur dans ce mouvement , Jean Mazel dira ceci : « Rien d’étonnant que ce même symbole primordial, emblème d’une forme viscérale et secrète de l’unité africaine, ait été choisi par Alioune Diop, infatigable combattant de la dignité, de la pensée et de l’unité du monde noir, comme emblème de la Société africaine de culture et des éditions Présence africaine. »

La maison d’édition à Paris

C’est à ce moment-là donc, qu’Alioune Diop, fort du succès de la revue, eut cette divine intuition d’une maison d’édition dédiée aux productions du monde noir. Comme l’égyptologue africain n’avait aucune tribune pour asseoir ses thèses ou pour les vulgariser en dehors de la Sorbonne violemment réfractaire, le patron de la maison Présence Africaine, cet autre Diop, eut le courage et, sans doute, l’intuition de la plus grande découverte épistémologique du siècle. Et dans le contexte historique de la situation des Noirs dans le monde, cette bombe avait de quoi transformer la face du monde, du moins dans des rapports qui, jusque-là, étaient dominés par une hiérarchie des peuples et des civilisations à partir de la couleur de la peau. L’action décisive  d’Alioune Diop, dès ce moment, fut donc d’accompagner son compatriote chercheur dans la diffusion de ses travaux si précieux pour le monde noir et, partant, pour l’humanité tout entière. Présence Africaine publiera également la plupart des grandes voix de la négritude, à commencer par Césaire dont la plupart des œuvres figurent au catalogue de la prestigieuse maison.

La valorisation de l’art nègre consacre la libération du joug culturel occidental

C’est dans cette sorte d’effervescence qu’Alioune Diop se concentre sur la valorisation de la spécificité de l’art nègre et se jette à corps perdu dans ce qui devient alors, pour lui, non seulement l’objet d’une recherche constante, mais aussi et surtout la première préoccupation de son action discrète dans le mouvement. Dès 1951, il passe alors, au nom de la SAC et des éditions Présence africaine, la commande du film « Les statues meurent aussi » (1953), d’Alain Resnais et Chris Marker. A cause de la teneur résolument anticolonialiste du commentaire, ce film sera censuré et interdit onze années durant. En 1955, Nations nègres et culture, la thèse très controversée de Cheikh Anta Diop est publiée aux éditions Présence africaine et constitue par la suite, avec la Conférence de Bandoeng, l’événement majeur de cette décennie de la décolonisation. La levée de l’interdiction du film, en 1964, ne sera point suivie, pour autant, d’une diffusion à la mesure de ce film événement, comme si le virtuel prix Jean Vigo, en même temps que cette censure, avaient été une forme de récompense suprême. Après l’organisation, coup sur coup, du Premier congrès des écrivains et artistes du monde noir, à Paris (1956) et du Deuxième congrès, à Rome (1959), Alioune Diop n’en continua pas moins son combat qui aboutit, avec la présomptive souveraineté acquise par le Sénégal en 1960, à l’organisation du premier festival des arts nègres à Dakar, en 1966, sous la présidence de Léopold Sédar Senghor.

La libération devait passer par une image de l’art africain

Ce festival consacrait, ainsi, la libération du joug culturel occidental, avec sa « primitivisation » forcenée quant aux cultures négro-africaines. Alioune Diop en avait donc eu l’intuition dès 1949 et cette libération devait à tout prix passer par une image de l’art africain dépouillée des oripeaux du suprématisme blanc.

S’il y avait, en dehors de la fondation de la revue et de la maison d’édition Présence africaine, deux choses importantes à mettre à l’actif de Alioune Diop dans la transformation du regard occidental face au monde noir et à l’art nègre, elles tiendraient, à mon humble avis, dans l’organisation du Festival mondial des arts nègres à Dakar, en 1966, et, avant tout, dans la commande de ce film réalisé par Alain Resnais et Chris Marker. Pourtant, comment oublier cette merveilleuse intuition et le courage extrême qui dut l’accompagner en osant publier Nations nègres et culture, qui devint d’emblée et progressivement, la bible de tous les intellectuels et des étudiants du monde noir…

Or, par cela qu’il était un homme de l’ombre merveilleusement efficace dans cette diplomatie souterraine qui lui allait si bien, le rôle éminent de cet homme, en faveur de la validation de cette présence intellectuelle et culturelle de l’Afrique, n’a jamais été apprécié à sa juste valeur.

Que reste-t-il désormais de ce merveilleux héritage, tout en combats, pour la dignité de l’homme noir, qu’Alioune Diop nous a légué ? D’aucuns diront que cette seule célébration cette année, consacre une manière de continuité de cette présence africaine en France et dans le monde, pour laquelle ce « Socrate noir » avait tant sacrifié ! Or, quant à cela, il est plutôt permis de penser que rien n’est moins sûr !

 

 

Raphaël Safou Tchimanga, pour AFC

 

 

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Juriste d’affaires Ohada / Journaliste-Communicant/ Secrétaire Générale de l'Union de la Presse Francophone - UPF section France